Ockeghem et les derniers feux de l’amour au Moyen Âge.
Peut-on être médiéval et moderne ? Cet apparent paradoxe est pourtant bien la pierre angulaire des innovations portées par les musiciens de la cour de Bourgogne au tournant du XVe siècle. Leurs œuvres, malgré les presque six cents ans qui nous séparent d’elles, apparaissent encore aujourd’hui très accessibles, offrant des mélodies reconnaissables entre toutes et dont on peut désormais garder la mémoire en son propre intérieur. N’est-il pas de plus grand succès que de donner naissance à un « tube » ? Ce « tube », lui-même inséparable des innombrables « reprises » dont il peut faire l’objet, passe de la plume d’un compositeur à un autre (Malheur me bat, O rosa bella). Il peut-être encore remanié par l’instrumentiste qui l’adapte sous ses doigts (Buxheimer Orgelbuch). En somme rien n’a changé : les ingrédients du succès sont les mêmes que ceux de nos chansons d’aujourd’hui. Tel est le secret qu’avaient réussi à percer les premiers franco-flamands, dont Binchois, Dufay puis Ockeghem apparaissent comme les points de repère d’une galerie de portraits où les anonymes sont encore légion.
La musique profane du Moyen Âge s’est construite sur l’idéal courtois qui vit ici ses derniers feux depuis son invention par les troubadours à la fin du XIe siècle. Au XVe siècle, les thèmes d’inspiration n’ont pas changé, à la différence qu’une fraîcheur mélodique toute nouvelle vient éclore sur les ruines des formes poétiques des derniers trouvères du siècle passé, qui eux-mêmes se revendiquaient d’un « art nouveau » (Ars nova). Rondeaux, virelais et ballades offrent toujours autant de déclinaisons d’un amour à sens unique, dont l’anatomie n’a désormais plus de secret : d’abord objet de louanges (Je loe amours), il est rendu tangible par la personnification de l’être aimé (Ma maistresse). Si elle régit l’échiquier des émotions, la dame n’a pas pour autant droit de parole : seul son portrait nous est peint par le poète, tel ces visages flamands d’un blanc immaculé. Mais le nuancier s’assombrit jusqu’à invoquer une mort douce et libératrice. Le poète se complaît dans un amour tourmenté, empli d’agréables contradictions : c’est ce Tristre plaisir imaginé par Alain Chartier et mis en sons par Binchois, dont l’amour non réciproque est jeu.
Si le compositeur se fait mélodiste, c’est aussi que les métiers se dissocient : désormais, le poète écrit et le musicien ajoute son art. La musique peut exister indépendamment de son matériau textuel, tel le rondeau Malheur me bat, tellement connu au XVe siècle qu’aucun copiste n’a pris la peine d’en noter les paroles. Aujourd’hui ce rondeau ne nous apparaît que masqué derrière le voile d’un brouillard épais constitué par les affres du temps.
Les générations se succèdent et se citent : Binchois est loué par Ockeghem dans Mort tu as navré ; les timbres des ruelles sont combinés aux formes poétiques et musicales les plus savantes (Petite camusette). Les œuvres font désormais partie d’un imaginaire, et les compositeurs d’une communauté. En redonnant corps à ces chansons le temps d’un concert avec nos voix et gestes d’aujourd’hui, elles reprennent vie chez l’auditeur qui, de la même façon que six cents ans plus tôt, en conservera le souvenir dans son propre inconscient.
La dame est dans le cœur, tout comme la musique : la spontanéité du chant l’emporte sur le plaisir de l’esprit. Le cœur n’est-il pas le lieu des émotions mais aussi de la mémoire, siège d’« Amour et souvenir » ?
PROGRAMME
Par amour j’ai ma dame choisi. | |
Anonyme * | Redeuntes In Idem Pièce sans titre no 230 [Wollhin laß vögelin sorgen] |
Gilles Binchois (c. 1400-1460) | Je loe amours |
Si elle m’aimera je ne sais… mais c’est un jeu de passe-passe. | |
Jean de Ockeghem (c. 1420-1497) | S’elle m’amera – Petite camusete |
Anonyme * | Praeambulum super sol |
Anonyme ** | Quant la doulce jouvencelle |
À vous, belle, je viens humblement me présenter comme votre amoureux. | |
Anonyme * Guillaume Dufay (1397-1474) Anonyme * | Parleregart etc. Ad huc semel [no 31] Par le regard de vos beaux yeux Parleregart [no 30] |
C’est la plus belle que l’on puisse voir et je ne peux résister à l’aimer fidèlement. | |
Jean de Ockeghem | Ma maistresse [instrumental] |
Guillaume Dufay | Se la face ay pale |
Je fus tant fêté par Amour de me soumettre à votre noble cœur. | |
Ockeghem | Tant fuz gentement |
Anonyme * | Praembulum super D |
Musique a manifesté son chagrin et porté le noir. | |
Jean de Ockeghem | Mort tu as navré |
Si aimer était le projet qu’elle me destina… | |
Gilles Binchois | Amours et souvenir |
Anonyme * | Redeuntes in sol |
Jean de Ockeghem | L’autre d’antan |
Ainsi je meurs vivant et je trépasse en vie. | |
Jean de Ockeghem | Ma bouche rit |
Anonyme * | Sequitur redeuntes In mi |
Jean de Ockeghem | Malheur me bat [instrumental] |
Souvenir oublieux | |
Gilles Binchois | Tristre plaisir |
Anonyme * | Jeloymors. M. C. C. b. In Cytaris vel etiam In Organis 3m notarum [Je loe amours] |